En guise de conclusion du colloque « Médecine et peinture »
- Lise Tran
- 1 août
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Annie Verbanck-Piérard
Au terme de cette journée dense et fructueuse, brillamment introduite par Marine Roosens et Franz Philippart, ces quelques mots de conclusion n’ont d’autre but que de souligner certains traits communs reliant entre elles les très nombreuses images qui nous ont été présentées et qui, d’une communication à l’autre, nous ont fascinés, intrigués, éblouis, amusés parfois, émus souvent et interrogés toujours sur la pratique médicale au cours du temps.
En effet, c’est dès l’Antiquité classique que s’établie une relation signifiante entre médecine et peinture (vases peints, fresques, mosaïques). Les œuvres figurées mettent alors en évidence la technè iatrikè (l’ars medica) : une science, un art, mais surtout un savoir-faire technique et novateur, souvent en relation avec un contexte militaire. Le médecin est figuré en artisan, puis en lettré et en philosophe. Dans certains cas, on devine l’expression du malade, entre crainte et stoïcisme, face à l’intervention en cours… l’art trouve sa place au cœur du « triangle hippocratique » cher à Danielle Gourevitch : la maladie, le malade et le médecin. L’intérêt pour la juste proportion du corps parfait et pour l’anatomie « de surface » est réel mais, à part quelques images de blessures et quelques squelettes romains avertisseurs (memento mori), l’intérieur du corps n’est pas encore considéré comme « montrable », ni même digne de visibilité. Galien toutefois, au IIe siècle de notre ère, ne cesse d’être impressionné par cette « machinerie » compliquée, captivante et réussie qu’est le corps humain et c’est à partir de ses traités et de son enthousiasme que Vésale repensera l’anatomie à la Renaissance.
Histoire de l’art et anatomie : montrer le corps malade, le corpus apertum et le corps soigné
Cette période fondatrice qu’est la Renaissance voit en effet l’émergence des premiers livres d’anatomie illustrés par de grands artistes, comme l’a très bien démontré Brigitte Duboc. Le De Humani corporis Fabrica de Vésale (1èreédition, Bâle, 1543) est le modèle absolu du rapport privilégié entre peinture et médecine. Le souci d’exactitude devient primordial et le restera. La peinture constitue dans ce cas l’alliée scientifique de la médecine : les regards des artistes et des praticiens se croisent autour des corps disséqués, pour la gloire réciproque des uns et des autres.
Du XVIe au XVIIIe siècle, plusieurs genres picturaux reprennent le thème du médecin soignant le corps vivant : histoire religieuse, portrait, scène de genre moralisante. Dans ce dernier registre, Paul Wylock a mis en évidence quelques scènes significatives de médecine domiciliaire, souvent à double sens (si Cupidon est là), où le praticien apparaît davantage comme un charlatan ou un intermédiaire douteux, en opposition à la vraie foi. La médecine, caractérisée par l’uroscopie, la prise de pouls et la saignée, n’est alors que le prétexte de la mise en spectacle de la société contemporaine.
La célèbre Leçon d’anatomie du Docteur Tulp, peinte par Rembrandt en 1632n est certainement le second jalon fondamental pour évaluer l’interaction entre la peinture anatomique, telle qu’elle est pratiquée au XVIIe siècle, et l’enseignement de la médecine. Grâce à un manuscrit inédit, véritable musée virtuel d’Anatole Felix Ledouble (1843-1913), professeur à l’université de Tours, Jacqueline Vons a pu analyser les réflexions de ce médecin sur l’histoire des représentations de leçons d’anatomie, principalement dans la peinture hollandaise du Siècle d’or, qu’il considère comme un témoignage historique fiable. Parmi les exemples évoqués, l’un des plus saisissants et la Leçon d’anatomie du Docteur Deijman (le successeur du Docteur Tulp), tableau peint par Rembrandt en 1656, mais à présent fragmentaire.
La question de l’exactitude dans les descriptions du corps blessé ou malade a pu également se poser en termes légaux, ce qui a incité Ninon Dubourg à étudier le dessin au service de l’évaluation des dommages corporels et du handicap dès le Moyen Age et aux siècles suivants, notamment pour vérifier l’aptitude à exerces des fonctions sacerdotales.
Il est évident que la vieillesse n’est pas une maladie même si, dans le monde occidental, ses représentations ont souvent intégré les stigmates du corps souffrant et dégradé, rejeté hors du champ de l’action et de la rentabilité. Toutefois, selon Marie Godet, comme toute iconographie est dépendante de son contexte de production, tant social qu’économique, la définition et les codes du portrait de la personne âgée tendent à évoluer en profondeur dans les sociétés contemporaines.
Médecins et création artistique
Plusieurs communications ont porté sur l’intérêt personnel que de nombreux médecins éprouvent envers la pratique artistique et tout particulièrement envers la peinture, que ce soit pour reproduire, voire transcender, le quotidien, en tentant d’en révéler la dimension esthétique ou pathétique, pour exprimer des émotions profondes et pour explorer la frontière entre réel et imaginaire. Jean-Louis Cazor a retracé l’histoire conviviale de l’Association française des peintres médecins, devenue l’Association des artistes des professions de santé (AAPS) et a souligné le succès que rencontrent les expositions annuelles. Dans une perspective proche, il convient de noter qu’en Belgique, la pratique du dessin anatomique se maintient à l’Université d’Anvers, dans le cadre de l’Association BIOMAB (Biological and Medical Art in Belgium).
Cécile Andris a rappelé l’importance des études récentes en ophtalmologie pour la compréhension de la perception de notre environnement, des couleurs, des formes. Comment peut-on voir, mais surtout regarder ? Les yeux, dont l’extraordinaire complexité procure des sensations indispensables pour vivre en autonomie et pour comprendre le monde, sont aussi notre limite : ils peuvent transmettre des signaux trompeurs, déformants, ou être malades, comme ceux de Monet à la fin de sa vie. Dès l’invention des rayons X par Röntgen, les techniques d’imagerie médicale ont offert un champ d’investigation non seulement scientifique, mais également artistique. Afarine Mandani a démontré comment peindre le corps avec les rayons, dévoiler l’intimité sous la surface, s’émerveiller face aux images neuronales (cf. l’exposition Le cerveau dans tout ses éclats, 2018) et détourner les technologies pour susciter la réflexion.
Des images pour soigner
La valeur thérapeutique des images est bien attestée au cours du temps. Une publication récente (J. Koering, 2021) a retracé l’histoire de l’iconophagie, une pratique répandue notamment au Moyen Age et aux Temps Modernes, qui consiste à se soigner en buvant une décoction d’images pieuses ou à communier en absorbant des hosties frappées d’une image du Christ ou de la Vierge … De façon moins radicale, le XXe siècle a reconnu l’importance de l’art-thérapie comme approche curative dans certains troubles psychiatriques et comme source de réconfort (cf. les expositions Psyc’art organisées dans les années 1990-2000 par la Fondation Lundbeck).
C’est dans cette perspective d’un secours rassurant de la peinture sur les esprits que Dorina Ghirardi a présenté le retable d’Issenheim, œuvre majeure du gothique tardif, due à Nicolas de Haguenau pour la partie sculptée (vers 1500) et Matthias Grünewald pour les panneaux peints (vers 1512-1516). Le retable est consacré à saint Antoine, auquel s’adressaient les croyants pour se prémunir ou guérir du « mal des ardents » ou du « feu de saint Antoine » à savoir l’ergotisme, maladie qui a fait des ravages au Moyen Age et aux siècles suivants. L’ordre hospitalier des Antonins prenait en charge les patients atteints de ce fléau.
Enfin, l’une des plus belles démonstrations du lien étroit qui peut unir, dans la compréhension et le soulagement de la maladie, le malade, son médecin et l’œuvre d’art a été offerte par l’exposé de Carl Vanwelde, « Quand une peinture parle de santé ». Un échange subtil à propos d’une image peinte ou photographiée aide à capter le regard du malade sur son propre état et à interpréter ses émotions par un langage différent, permettant d’exprimer la souffrance et le manque, mais surtout le besoin sensible, primordial, de reconnaissance, de sagesse et de bienveillance.
Nous terminerons le bilan de cette passionnante réunion en réitérant nos remerciements les plus chaleureux pour l’excellent accueil reçu au Musée de la Médecine de Bruxelles, sous l’égide de son directeur, Thierry Appelboom, qui nous a permis de découvrir dans les meilleures conditions l’exposition en cours consacrée précisément à l’histoire de l’anatomie.

